Pourquoi les plantes carnivores sont menacées dans leurs milieux naturels ?

Je suis particulièrement content de pouvoir écrire cet article qui représente le lien parfait entre ma passion, les plantes carnivores, et mon travail, la conservation et l’étude de la biodiversité. En se basant sur les dernières données scientifiques à notre disposition ainsi qu’aux observations de naturalistes et spécialistes de la question, nous allons voir dans cet article comment mesurer les menaces d’une espèce, à quel point les plantes carnivores sont menacées dans leurs milieux naturels, comment ces menaces vont évoluer dans le futur, pourquoi et par quoi elles sont menacées et, enfin, ce que nous pouvons faire, à notre échelle, pour lutter contre leur disparition.

Une bonne partie des plantes carnivores de ma collection sont en danger d’extinction dans leur habitat naturel

Avant de commencer

Il existe beaucoup d’études sur les menaces d’espèces spécifiques de plantes carnivores dans leur milieu naturel, mais pour cet article nous allons principalement nous baser sur deux revues scientifiques dont l’une fait un état de l’art de la question, et l’autre réalise une étude complète avec toutes les données à disposition, un peu à la manière du GIEC pour le climat ou de l’IPBES pour la biodiversité. Cela signifie que l’on ne va pas ou peu entrer dans le détail dans cet article mais bien parler des plantes carnivores dans leur généralité. Les articles, rédigés en anglais, sont les suivants :

-Fitzpatrick, M. C., & Ellison, A. M. (2018). Estimating the exposure of carnivorous plants to rapid climatic change. L Adamec L, A Ellison (Eds), Carnivorous Plants: Physiology, Ecology and Evolution. Oxford University Press, London.

-Cross, A. T., Krueger, T. A., Gonella, P. M., Robinson, A. S., & Fleischmann, A. S. (2020). Conservation of carnivorous plants in the age of extinction. Global Ecology and Conservation, e01272.

Si vous n’avez pas accès à ces articles n’hésitez pas à me contacter.

Fig. 1. Drosera x obovata (Mert. & W.D.J.Koch) dans une tourbière en Savoie. Cet hybride naturel entre Drosera longifolia (L.) et Drosera rotundifolia (L.) n’a à ce jour pas de statut de menace particulier, probablement car il n’a pas été étudié ou que les données manquent. Un de ses parents (Drosera longifolia) est rare et en danger critique d’extinction dans la plupart des régions françaises.

Qu’est-ce qu’une espèce dite « menacée » ?

Lorsqu’une espèce est considérée comme « menacée », elle se fait de plus en plus rare dans son milieu naturel, et cela s’applique aussi bien aux plantes qu’aux animaux. Ses populations déclinent (il y a donc de moins en moins d’individus), certaines disparaissent, et l’espèce a globalement des difficultés à se reproduire efficacement. Pour mesurer cela, les scientifiques et naturalistes se rendent dans les milieux naturels et mesurent la présence et l’abondance d’une espèce tous les x années. Ils analysent ensuite ces données pour voir la dynamique et la santé des populations.

Comme tout est une question de nuance, il existe plusieurs niveaux de menace et il est évidemment impossible de mesurer de la même manière la santé des populations d’éléphants ou de Drosera rotundifola. Sans rentrer trop dans les détails, voici les différents paliers qui existent, selon l’organisation qui s’occupe de cette problématique : l’UICN (Union Internationale de Conservation de la Nature).

  • Données manquantes. Malheureusement, une bonne partie des espèces animales et végétales n’ont à ce jour pas été étudiées et on ne connaît donc pas leurs menaces potentielles (~15% selon l’IUCN). Cela provient d’un manque de temps, de données, de moyens ou de la difficulté d’accès aux milieux naturels.
  • Least Concern (LC) « préoccupation mineure ». Ce palier regroupe les espèces globalement en bonne santé dont les populations sont stables, augmentent, ou baissent lentement. Cela ne signifie pas qu’elles resteront indéfiniment en bonne santé, mais pour le moment il n’est pas nécessaire de leur allouer des efforts de conservation. En revanche, il existe tout de même des menaces identifiées qui peuvent poser de réels problèmes dans les décennies à venir. Ce palier comporte la moitié des espèces étudiées (~50%).
  • Near Threatened (NT) : « presque menacées ». Ce palier regroupe les espèces qui ne sont pas encore menacées, mais dont les populations sont en net déclin. Il représente une transition entre les espèces en préoccupation mineure et celles sur liste rouge (menacées), et concerne environ 6% des espèces étudiées.
  • Vulnérable (VU): C’est le premier palier des espèces dites « menacées d’extinction ». Les populations sont en forte baisse dans le milieu naturel et le risque d’extinction est réel à moyen terme. En effet, les espèces concernées par ce critère ont vu leurs effectifs baisser de 30 à 50% en 10 ans (ou 3 générations) et leur aire de répartition est petite, fragmentée et/ou en réduction. Cela représente ~12% des espèces étudiées.
  • Endangered (EN) : « en danger d’extinction ». Dans ce cas, les populations ont baissé de moitié, voire aux 3/4 en une dizaine d’années et les derniers milieux naturels où ces espèces survivent sont extrêmement réduits et perturbés. Le risque d’extinction est grand à court terme étant donné la vitesse à laquelle les populations déclinent. Ce palier englobe ~10% de toutes les espèces étudiées.
  • Critically Endangered (CR) : « En Danger Critique d’extinction ». C’est le stade ultime de menace avant la disparition des espèces : les populations ont diminué de 80 à 90% (on observe 10 fois moins d’individus en 10 ans) et la dynamique n’est clairement pas bonne. L’aire de distribution naturelle est minuscule (entre 10 et 100km²) et extrêmement morcelée. Il reste très peu d’individus (50-250) dans la nature et les probabilités d’extinction sont très grandes à très court terme (<10ans). Environ 6% des espèces sont concernées par ce palier.
  • Extinct in the Wild : « Éteinte dans la nature ». Ce palier est atteint quand, il n’existe plus un seul individu dans l’aire de distribution naturelle de l’espèce, mais que certains sont conservés en collection ou en dehors de leur aire de répartition originelle. Enfin, il existe la catégorie « Extinct » où cette fois il n’existe plus un seul individu nulle part sur la planète. Ces deux derniers paliers représentent environ 1% des espèces qui ont été étudiée.

Vous pouvez retrouver plus d’informations sur ces termes et ces catégories ici : https://uicn.fr/wp-content/uploads/2016/06/UICN_2012_Categories_et_criteres_Liste_rouge.pdf & là : https://www.iucnredlist.org/

Fig. 2. Cette variante de Pinguicula vulgaris aux fleurs blanches et bleues (Pinguicula vulgaris f bicolor (Nordst. ex Hartm.) Neuman) photographiée dans les Alpes savoyardes n’est connue que de quelques localisations en France et n’a jamais été évaluée par l’UICN.

À quel point les plantes carnivores sauvages sont menacées ?

Une fois ce petit interlude terminé, entrons dans le vif du sujet. La revue publiée en 2020 propose de faire un résumé de tous les articles scientifiques à comité de relecture qui traitent d’une ou plusieurs espèces ou genres de plantes carnivores (PC) et de leurs menaces dans leur milieu naturel. Les auteurs ont cherché dans la base de données de l’UICN (entre-autre) toutes les espèces de PC pour voir leurs statuts actuels. Enfin, ils ont regardé où se situent les zones où beaucoup d’espèces poussent naturellement, et identifié si elles étaient menacées ou non par les activités humaines. S’en suit une longue discussion sur les risques et menaces des PC sauvages que je ne vous détaillerai pas mais que je vous invite à lire si l’anglais scientifique ne vous effraie pas.

Les premiers résultats indiquent que 69 espèces sur les 860 étudiées sont en danger critique d’extinction (CR), principalement dans les genres Nepenthes, Pinguicula et Drosera. 47 espèces sont considérées comme en danger d’extinction (EN), la plupart dans les genres Nepenthes, Drosera et Utricularia. Enfin, 104 espèces sont vulnérables (VU), principalement chez Drosera, Pinguicula et Nepenthes. Il y a donc environ 1/4 des espèces qui sont aujourd’hui menacées d’extinction dans la nature. Gardez en tête que ce chiffre est sous-estimé car environ 11% des espèces n’ont pas été étudiées à cause d’un manque de données et l’UICN ne prend généralement pas en compte les niveaux intraspécifiques (variétés, formes, sous-espèces etc.) et encore moins les écotypes (petites variations locales qui n’ont pas de statut taxonomique particulier). Sans grande surprise, les espèces menacées se trouvent majoritairement au Brésil, en Indonésie et aux Philippines.

Fig. 1
Fig. 3. Graphique résumant la proportion d’espèces menacées chez différents genres de plantes carnivores, à l’échelle globale. Source : Cross, A. T., Krueger, T. A., Gonella, P. M., Robinson, A. S., & Fleischmann, A. S. (2020). Conservation of carnivorous plants in the age of extinction. Global Ecology and Conservation, e01272. : https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2351989420308131?fbclid=IwAR1U0AHsTIXP2C0QUKt56jzk2qn0wO79L9QdB9sCDB26e55vJ49kVKG74dY

On voit sur le graphique (Fig. 3) que les menaces sont assez différentes en fonction des genres. Par exemple, seulement 36% des espèces de Pinguicula ne sont pas menacées contre 78% chez les Utricularia. Globalement, les genres Sarracenia, Pinguicula, Nepenthes, et Philcoxia sont les plus menacés. Enfin, les auteurs signalent que les espèces micro-endémiques, c’est à dire qui vivent exclusivement dans une zone géographique très petite, ont de fait plus tendance à être menacées.

L’article donne beaucoup d’exemples d’espèces dont l’habitat naturel est extrêmement réduit et menacé. Par exemple, Drosera oreopodion n’est présent sur la planète, à l’état sauvage, que sur une surface d’environ…. 25m²; il n’existerait en 2020 plus que 7 plants de Drosera leioblastus (contre une vingtaine en 2019), principalement à cause d’un incendie important qui a décimé ses populations; Drosera allantostigma serait même éteint suite à des sécheresses répétées puisque les naturalistes n’ont pas retrouvé d’individus sauvages depuis 2 ans dans l’unique zone où il se trouvait.

Fig. 4. La dionée (Dionaea muscipula) est aujourd’hui largement cultivée et toutes les plantes que l’on trouve dans le commerce proviennent de culture. En revanche, il fût un temps où les dionées étaient ramassées dans la nature pour la revente en jardineries. À cause de cela, et d’autres menaces, elle est aujourd’hui vulnérable à l’extinction (VU) dans son milieu naturel.

Par quoi les plantes carnivores sauvages sont-elles menacées ?

D’après les données de l’IUCN, 11 menaces pèsent sur la biodiversité de manière générale : 1) augmentation/étalement des zones urbaines, 2) agriculture (& aquaculture mais ça ne s’applique pas ici), 3) extraction de ressources minières et production d’énergie, 4) transport en tous genre (routes terrestres et maritimes), 5) exploitation directe des organismes (pêche, braconnage), 6) perturbation humaine directe, 7) modification des écosystèmes, 8) espèces invasives, 9) pollution, 10) problèmes géologiques, 11) changement climatique.

Certaines espèces de PC cumulent jusqu’à 9 des 11 menaces potentielles ! La dionée par exemple cumule 8 menaces différentes, elle est donc particulièrement menacée à l’état naturel et le sera encore plus dans les années à venir. Les menaces les plus récurrentes sont : l’agriculture (plus particulièrement la déforestation pour l’agriculture), la modification directe des écosystèmes (feu volontaire, assèchement des zones humides pour irrigation etc.) et le changement climatique qui affecte presque toutes les espèces de PC (on en discute juste après). La menace la moins présente sur l’ensemble des PC est l’unique menace naturelle à savoir les problèmes géologiques (éboulements etc.). On se rend bien compte que les activités humaines sont responsables de la disparition des PC dans leurs milieux naturels.

Fig. 5. Byblis gigantea, actuellement en danger critique d’extinction (CR), dans son milieu naturel en 1994. Cette zone naturelle est aujourd’hui détruite et a laissée place à une zone d’activités urbaine. La destruction des habitats naturels est aujourd’hui la première cause du déclin de la biodiversité. Photo : Serge Lavayssière, utilisée avec son accord.

Si l’on regarde plus en détails ce sont en fait les changements d’utilisation du sol qui posent le plus de problèmes pour les PC, mais c’est aussi vrai pour la biodiversité en général. On change l’utilisation d’un sol quand on déforeste une forêt tropicale naturelle pour en faire des champs agricoles, ou bien quand on assèche une zone humide pour irriguer des champs, ou encore quand on bétonne une prairie pour en faire un centre commercial. Les zones qui étaient « naturelles » se transforment en tout autre chose, moins naturel, pouvant accueillir moins d’espèces sauvages, et cela est quasiment systématiquement fait pour des intérêts économiques. Cette destruction d’habitats naturels est si importante que les auteurs considèrent même que certaines espèces ont disparu avant même que nous ayons pu les découvrir, notamment en Australie. Triste nouvelle de se dire qu’il existait probablement des espèces de PC que nous ne pourrons jamais découvrir et cultiver !

Fig. 3
Fig. 6. Cette image représente des sites marqués en jaune où poussaient des plantes carnivores déjà menacées à l’époque, et ce qu’ils sont devenu après un changement d’utilisation du sol (urbanisation dans ce cas). Toutes les populations naturelles de ces zones ont disparu. Il s’agit dans l’ordre de : a) Triphyophyllum peltatum (niveau de menace inconnue car manque de données), b) Nepenthes bokorensis (en danger critique d’extinction CR), c) Byblis gigantea (en danger critique d’extinction CR), d) Drosera schwackei (en danger d’extinction EN). Source et plus de détails ici : https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2351989420308131?fbclid=IwAR1U0AHsTIXP2C0QUKt56jzk2qn0wO79L9QdB9sCDB26e55vJ49kVKG74dY

Selon les auteurs, environ 10% des PC sont directement impactées par le prélèvement illégal en nature, et cela est tout particulièrement vrai pour les Sarracenia dont toutes les espèces subissent un braconnage important, c’est aussi vrai pour une partie des Nepenthes (45 espèces tout de même), Pinguicula, ainsi que pour le Cephalotus follicularis et la dionée (Dionaea muscipula). Plus localement, la construction de routes et de pistes de ski est directement responsable de la disparition de populations de Pinguicula dans les Alpes.

La pollution des cours d’eau et l’eutrophisation de ces derniers à cause du ruissellement des intrants utilisés dans l’agriculture posent également de sérieux problèmes. La majorité des PC ont besoin d’un substrat pauvre et l’apport de nutriments change complètement la chimie des milieux, favorisant l’implantation d’espèces plus compétitives dans un substrat riche qui remplacent alors rapidement les PC. Cette pollution de l’eau est semble-t-il une des causes principales de la disparition d’Aldrovanda vesiculosa dans nombre de marais autour du globe et de sa disparition pure et simple du territoire français. Toutes les plantes aquatiques sont d’ailleurs très sensibles à la pollution de l’eau et des disparitions d’Utricularia sont aussi répertoriées.

Fig. 7. La qualité et l’abondance de l’eau sont deux éléments primordiaux pour le développement et la survie des plantes carnivores. Ici Pinguicula alpina (L.) pousse près d’une source dans les Alpes savoyardes à 1850 mètres d’altitude en Mai.

Le cas du changement climatique

Il est clair que le changement climatique va modifier la distribution des espèces et celles dont les populations sont déjà fragilisées, fragmentées ou en mauvaise santé seront d’autant plus vulnérables et impactées par ses effets. La répartition des espèces est très liée au climat, et les cultivateurs de plantes en tout genre savent très bien qu’un petit écart de température peut être fatal à la survie des plantes. Au sein de cette zone climatique de confort, ou zone climatique favorable (ou niche climatique si vous voulez briller en société), seulement certains habitats bien particuliers sont favorables au développement d’une espèce et même parmi ces habitats favorables, tous n’accueillent pas en pratique chacune des espèces qui pourraient y pousser pour plusieurs raisons : 1) il faut que la plante puisse arriver jusqu’à cet habitat via sa dispersion, ce qui n’est pas toujours possible (barrières écologiques naturelles ou artificielles), 2) il faut qu’il y ait suffisamment de place pour permettre son développement et sa reproduction. C’est pour cela qu’il n’y a pas systématiquement toutes les espèces de plantes carnivores que l’on peut trouver en France dans chacune des tourbières françaises. Nous ne trouvons pas non plus de Drosera rotundifolia dans nos jardins, alors que le climat y est favorable. Le climat n’est donc pas l’unique raison de la présence ou non d’une espèce, mais joue un rôle prépondérant dans sa distribution globale.

L’étude que je vous invite à lire analyse la zone de confort climatique de presque 300 espèces de plantes carnivores et les auteurs ont regardé si et à quel point cette zone est vouée à bouger d’ici à 2050 (c’est à dire dans 30 ans !) à cause du changement climatique. L’article en question est le suivant : Fitzpatrick, M. C., & Ellison, A. M. (2018). Estimating the exposure of carnivorous plants to rapid climatic change. L Adamec L, A Ellison (Eds), Carnivorous Plants: Physiology, Ecology and Evolution. Oxford University Press, London.

Pour ce faire, les auteurs ont analysé le climat actuel des zones où poussent chacune des plantes carnivores de l’étude et plus particulièrement, ce genre d’information : température annuelle moyenne, température des mois le plus chaud et le plus froid, la variabilité de la température entre l’été et l’hiver ou entre le jour et la nuit, mais aussi les précipitations annuelles, ou celles des mois les plus secs ou les plus humides etc. Ils ont ensuite regardé où se situeront les zones avec les mêmes caractéristiques climatiques en 2050 et ont mesuré 2 indices : la vitesse de décalage ou de disparition de la zone de confort climatique en km/an (est-ce que les particularités climatiques vont se décaler et à quelle vitesse) et le changement de taille entre les zones climatiques favorables actuelle et future (est-ce que dans le futur la zone climatique favorable sera plus grande ou plus petite qu’actuellement, permettant une potentielle expansion de l’espèce ou au contraire favorisant sa régression).

Les résultats sont assez variables en fonction des espèces ou des genres. Chez les Drosera étudiés, la majorité des espèces voit leur zone de confort se réduire, parfois jusqu’à une vitesse de 3km par an alors que pour certaines espèces, elle augmente ou se décale à une vitesse similaire. Certaines espèces en revanche ne semblent pas ou peu impactées (D. sessifolia, paradoxa). Le même genre de pattern est observé chez le genre Utricularia avec les valeurs extrêmes plus grandes (décalage de la zone climatique favorable jusqu’à 5km par an). Si l’on regarde maintenant la différence de taille des zones favorables au développement de chaque espèce entre aujourd’hui et 2050, les résultats sont encore une fois très variables. Certaines espèces voient leur zone climatique habitable simplement disparaître entièrement d’ici à 2050 (-100% pour Drosera kaieteurensis, Utricularia welwitschii, ou chez nous Pinguicula longifolia et P. corsica) alors que pour d’autres, elle va beaucoup augmenter (+250% pour Sarracenia alata et Pinguicula primuliflora, +200% pour Drosera peltata et +150% pour Utricularia fulva ou U. tenuicaulis). Si vous souhaitez chercher les résultats de votre espèce préférée je vous laisse regarder les 3 figures 28.7 de l’article cité ci-dessus. Les auteurs concluent que la majorité des espèces étudiées vont voir l’habitabilité de leurs milieux naturels diminuer avec le changement climatique à court terme.

Fig. 8. Nepenthes bokorensis, en danger critique d’extinction (CR), dans son milieu naturel. Les espèces déjà particulièrement menacées ne seront probablement pas en mesure de supporter un changement climatique. Photo : Frédéric Guerteau, utilisée avec son accord.

Ces résultats sont à prendre avec des pincettes et voici quelques critiques et nuances constructives. Comme dit plus haut, il n’y a pas que le climat qui permet le développement des espèces, les microclimats créés par certains habitats sont parfois tout aussi importants et peuvent compenser au moins en partie l’effet du changement climatique global (ou alors l’accentuer !). De plus, certaines espèces qui poussent dans des milieux montagnards ont parfois la possibilité de migrer en altitude pour retrouver des températures clémentes. À l’inverse, ce n’est pas parce que la zone climatique favorable d’une espèce augmente que ses populations vont mieux se porter à l’avenir, encore faut-il permettre à la plante de migrer, trouver de nouveaux habitats favorables et de s’y installer concrètement. Pour reprendre l’exemple cité plus haut, Sarracenia alata est naturellement cantonné au climat subtropical du Sud-Est des Etats-Unis mais les cultivateurs le savent bien, cette espèce peut survivre à des hivers froids et pourraient déjà en théorie survivre dans les zones humides au Nord de sa distribution actuelle, ce que l’on observe pas en pratique. Donc l’expansion de +250% de sa zone climatique de confort ne va peut être pas augmenter sa distribution dans les faits, d’autres facteurs entrent en jeu. Enfin, les changements de températures ou de précipitations « doux et constants » ne sont pas les seuls soucis posés par le changement climatique : les évènements extrêmes et intenses comme des sécheresses, des canicules, des tempêtes ou des inondations peuvent ravager des populations entières, d’autant plus si elles sont déjà fragilisées par un climat moyen moins favorable. Ces évènements extrêmes sont d’ailleurs voués à augmenter en fréquence et en intensité à cause du changement climatique.

Tout ceci n’est pas que de la théorie puisque ce phénomène a déjà été partiellement observé en Australie en 2019 où beaucoup d’individus de Byblis gigantea (en danger critique d’extinction CR) et Byblis lamellata (vulnérables VU) ont péri suite aux conditions climatiques exceptionnellement sèches dans leurs derniers habitats naturels. Au même moment, 90% des plants de Drosera silvicola ont disparu et une population entière de Drosera alba (quasi-menacé NT) a littéralement séchée et n’est jamais repartie. C’est aussi vrai chez nous où plusieurs populations de Pinguicula ont été sévèrement impactées par les canicules des dernières années (P. hirtiflora, P. mariae), et notamment Pinguicula sehuensis, endémique de Sardaigne, connue de 8 populations sauvages uniquement dont il ne reste qu’un peu plus d’1 individu sur 10 suite à la sécheresse de 2017.

Fig. 9
Fig. 9. Plantes carnivores et leurs habitats naturels suite à la sécheresse de 2019 en Australie. Plusieurs populations ont disparu suite à cet événement climatique extrême dont des espèces déjà particulièrement menacées. Source et plus d’informations : https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2351989420308131?fbclid=IwAR1U0AHsTIXP2C0QUKt56jzk2qn0wO79L9QdB9sCDB26e55vJ49kVKG74dY#bib90

Pourquoi les plantes carnivores sont-elles autant menacées ?

Tout d’abord, les PC vivent dans des habitats très spécifiques et pas tout à fait courants. Concentrons-nous sur les zones humides qui hébergent la majorité des PC. Elles représentent une part ridiculement petite des terres émergées, encore plus petite si on ne considère que les zones qui ne sont pas sous la glace la moitié de l’année, peu accueillantes pour les PC en général. De plus, toutes ne sont pas favorables aux PC, seulement une petite partie d’entre-elles représentent un habitat favorable. Les zones humides ont fortement régressé ces dernières années et en France on estime que la moitié d’entre-elles a disparu depuis 1960 (et bien plus avant), principalement pour l’irrigation et la création de nouvelles zones agricoles. Vous comprenez alors que ces plantes naturellement rares sont particulièrement impactées par la dégradation, raréfaction et fragmentation de leurs milieux naturels. Il est donc très difficile pour les PC de maintenir des populations viables sur le long terme.

Les habitats naturels des PC disparaissent pour une raison simple : ce sont des habitats très pratiques et utiles pour l’Homme. En effet, les zones humides représentent un réservoir d’eau pour l’agriculture et bien souvent leur terre est très riche une fois asséchées et dégradées. De plus, nous savons qu’historiquement, les Hommes se sont installés proche des cours d’eau et des zones humides pour profiter de leurs ressources. La bonne santé des populations de PC est donc en conflit direct avec notre mode de vie et les « besoins » grandissants en ressources de notre société.

Les PC sont généralement des plantes pionnières qui dépendent de perturbations pour pousser. Cela signifie que, naturellement, elles poussent dans des zones abimées, qui ont subi une inondation, une crue ou un feu. Elles sont ensuite naturellement remplacées par des espèces plus compétitives une fois la perturbation terminée : c’est ce qu’il se passe quand une tourbière se referme et que les arbres remplacent les PC. Elles doivent donc être en mesure de se disperser efficacement pour coloniser de nouveaux habitats, mais il faut aussi que de nouveaux habitats se créent ce qui n’est plus le cas actuellement (on entretient par exemple les tourbières pour éviter qu’elles ne se referment, on fige en quelque sorte les habitats car on ne laisse plus les dynamiques naturelles se produire).

Fig. 10. Voici un habitat typiquement colonisé par Pinguicula alpina. C’est un éboulement de quelques années qui a entrainé avec lui les arbres qui poussaient et toute la couche supérieure de terre. On se retrouve donc avec une zone ensoleillée, pauvre en nutriment et relativement humide toute l’année grâce à l’accumulation et à la fonte de glace en amont. Cet habitat est naturellement voué à changer dans les années à venir, de petits arbres sont déjà en train de s’installer et vont bientôt remplacer Pinguicula alpina. En revanche, les éboulement de ce type étant fréquents dans cette région, on imagine bien que les grassettes trouveront un nouvel habitat favorable pour s’y installer. Photos prise dans les Alpes savoyardes.

Certaines espèces poussent dans des zones ridiculement petites ou dans de minuscules portions montagneuses. Elles sont de fait très menacées par le changement climatique et il est difficile à l’heure actuelle de savoir si elles seront en mesure de supporter les nouvelles conditions climatiques ou de migrer si ce n’est pas le cas. Les PC entretiennent parfois des relations très étroites avec d’autres espèces, et je pense notamment aux Nepenthes qui ont des interactions incroyables avec toute une panoplie d’animaux dont nous avions déjà discuté ici. Si les animaux dont les plantes dépendent disparaissent, les plantes ont de fortes chances de disparaître à leur tour. Il en va de même pour les PC qui comptent sur des pollinisateurs bien spécifiques pour leur reproduction. La proximité grandissante des zones urbaines et des habitats naturels favorise aussi l’introduction de plantes exotiques invasives qui n’arrangent rien (et favorise aussi l’émergence de maladies infectieuses).

Enfin, les plantes carnivores sont aussi menacées car leur beauté et leurs caractéristiques uniques suscitent une collecte abondante d’individus sauvages. En effet, le braconnage est une menace non négligeable, d’autant plus pour des espèces nouvellement découvertes ou rares pour lesquelles les collectionneurs sont prêts à débourser une somme d’argent colossale afin de les acquérir. Les auteurs de l’article précisent qu’ils reçoivent systématiquement des messages leur demandant des précisions sur les localités d’individus photographiés, et qu’il n’est pas rare de trouver des « trous » dans des zones où pouss(ai)ent des plantes carnivores. Le genre Sarracenia est particulièrement touché par le braconnage (avec des disparitions d’individus répertoriées quelques jours seulement après la publication de photos sur les réseaux sociaux), tout comme la dionée et le Cephalotus follicularis pour lequel des populations entières ont été illégalement prélevées. La dernière population connue de Nepenthes clipeata a par exemple été braconnée très récemment et même si les auteurs ont pu être interpellés grâce au travail formidable des associations locales, on ne sait pas a priori si les plantes pourront être replantées (elles sont pour le moment cultivées sous la surveillance des autorités).

Fig. 11. Voici le genre de photo que l’on croise parfois sur les réseaux sociaux. Celle-ci est accompagnée de la légende « Voici Nepenthes ramispina, une espèce d’altitude. Oops! j’ai « accidentellement » arraché ce morceau du sol pendant que je prenais une photo (petit emoji qui cligne de l’oeil et tire la langue) ». Merci à David Durie de m’avoir envoyé cette capture d’écran postée avec permission.

Mais alors, que faire ?

Toutes ces informations devraient nous pousser à nous interroger sur nos pratiques, surtout si nous sommes passionnés par les plantes carnivores (ou d’autres !). Aujourd’hui, il est plus que jamais important de garder un maximum d’informations sur les plantes que nous acquérons et notamment le nom du vendeur, son code ou le code de culture d’un autre vendeur pour le même individu, mais aussi sa localité naturelle si cette information est disponible. En effet, il existe pléthore d’individus circulant en culture qui n’existent plus en milieux naturels et je pense notamment aux magnifiques Sarracenia leucophylla d’Hurricane Creek (HCW), un site d’Alabama qui a été (presque) entièrement rasé pour les activités humaines. Heureusement, des spécialistes locaux ont pu récupérer quelques plantes avant la destruction du site afin de conserver au moins une partie de la génétique de cette localité. La conservation ex-situ (en dehors de l’habitat naturel) des plantes carnivores est très importante, que ce soit dans les collections privées ou dans les conservatoires botaniques. Le but ultime de ces collections est d’un jour pouvoir replanter les individus sauvés dans leur milieu naturel si un réel programme de renaturation voit le jour.

Plus globalement il est important de questionner ses méthodes de consommation pour ne pas favoriser, par exemple, la déforestation qui met en péril toute la biodiversité et dont les plantes carnivores n’échappent pas. La déforestation en Indonésie et au Brésil est quasiment systématiquement conduite dans le but de créer de nouvelles zones agricoles pour cultiver du palmier à huile ou du soja afin de répondre à la demande occidentale. L’huile de palme qui dérive du premier entre dans la composition de milliers d’aliments transformés et les graines du second sont majoritairement envoyées en Europe pour nourrir les élevages intensifs d’animaux dont la vie est misérable, voués à fabriquer de la viande rapide et pas chère pour notre consommation. Il faut arrêter d’acheter des aliments transformés en grandes surfaces (pâtisserie, pâte à tartiner et j’en passe) – ou bien prendre le temps de vérifier leur composition – d’autant plus qu’ils sont généralement emballés sous plusieurs couches de plastique (parfois recyclable mais en pratique jamais recyclé). De même, il faut arrêter de manger de la viande industrielle qui représente une véritable catastrophe à la fois pour le climat et pour la biodiversité. C’est l’action individuelle la plus forte que nous puissions faire pour l’environnement. La viande doit rester un aliment occasionnel qui s’achète dans des petits commerces qui peuvent vous certifier la provenance et les conditions d’élevage des animaux (alors oui c’est plus cher, mais c’est meilleur au goût et pour la santé, et si on en mange moins souvent on s’y retrouve largement financièrement). Dans la même veine, le changement climatique représente une menace considérable pour la biodiversité en général et aussi pour les plantes carnivores. On ne peut pas cultiver ces plantes sans avoir conscience de la gravité de la situation et sans nous-même faire tous les efforts à notre portée pour aller dans le bon sens. Nous devrions être exemplaires sur ces thématiques qui nous touchent directement.

Il est important de ne pas céder à la tentation d’acheter des plantes à des vendeurs louches, surtout lorsqu’il s’agit d’espèces particulièrement rares. Certains vendeurs ne se cachent même pas de prélever dans la nature des plantes ou des graines en quantités industrielles pour les revendre. Ces actes sont parfois illégaux, punissables par la loi et devraient être absolument signalés aux associations locales ou sur les différents groupes internationaux des réseaux sociaux pour systématiquement bannir ce genre de comportement. Même s’il s’agit d’espèces non menacées ou non protégées, le ramassage pour la revente est parfois interdit. Et même s’il n’était pas interdit, cela reste éthiquement questionnable, d’autant plus que le taux de survie en collection de plantes collectées en nature est faible et qu’elles sont de toutes manières bien mieux dans leur habitat naturel que dans nos collections.

Le braconnage est une menace dont nous sommes les seuls et uniques responsables et il ne s’arrêtera que quand les particuliers arrêteront de penser que leur liberté d’acquérir de nouvelles plantes prévaut sur la possibilité de survie de ces dernières dans la nature, à l’état sauvage. Ce comportement extrêmement égoïste n’est pas toujours motivé de mauvaises intentions, il reste néanmoins néfaste et il est impératif d’éduquer les collectionneurs sur ces pratiques. Toutes les espèces, qu’elles soient animales ou végétales, ont davantage leur place dans leurs milieux naturels que dans des collections privées, surtout quand leur collecte est à but lucratif et/ou récréatif et non de conservation. Si vous pensez trouver une population de plantes carnivores sauvages vouées à l’extinction, vous devez avant toute chose contacter des personnes compétentes (associations locales de protection de la nature, ou d’amateurs de plantes carnivores etc.). La décision de récolter des individus et/ou des graines pour sauver la génétique de la population doit absolument être discutée et la récolte méthodique n’est pas à la portée de tout le monde.

Enfin, il est important de soutenir la recherche pour continuer à étudier les menaces potentielles que les plantes carnivores sauvages subissent, mais aussi pour continuer le suivi des populations dans le temps qui représente la base de nos connaissances naturalistes. Cela nous permet d’être plus prévoyants et d’éviter au maximum les extinctions massives prédites dans les décennies à venir. Plus localement, vous pouvez tou-te-s participer à l’Observatoire des Plantes Carnivores Françaises (& pays francophones limitrophes, OPCF) afin d’aider à répertorier et suivre les PC sauvages proches de chez vous. L’OPCF publie régulièrement de petits articles sur la conservation des PC et nous vous invitons à vous renseigner sur leur fonctionnement sur le site Internet de Dionée.

Site Internet de l’OPCF, hébergé par l’association Dionée : https://dionee.org/observatoire/

Un article du site où nous avions déjà parlé de l’OPCF et son fonctionnement : l’Observatoire des plantes carnivores françaises

La page Facebook : https://www.facebook.com/ObsPCF

Merci beaucoup à Frédéric Gerteau, Serge Lavayssière et David Durie pour m’avoir gentiment prêté leurs photos. Toutes les photos qui ne sont pas sourcées sont les miennes.

Enjoy !

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