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Comment modéliser la distribution des espèces (Species Distribution Modeling) ? – résumé de mon doctorat, partie 2

Ecoutez cet article avec la version audio illustrée disponible ici :

L’utilisation de modèles de distribution d’espèces, ou Species Distribution Models (SDM) dans la littérature scientifique, est particulièrement en vogue ces 20 dernières années et pour cause : ils permettent de donner une valeur d’habitabilité à une zone géographique pour une ou plusieurs espèces. Ainsi, il est théoriquement possible de connaître la distribution d’une espèce sur un territoire donné sans le prospecter dans son entièreté, ce qui est un gain de temps et de moyens énorme. Nous allons voir dans cet article la méthodologie et les idées derrière la création de ces modèles puis nous prendrons un exemple concret pour bien comprendre les conclusions que l’on peut en tirer.

Cet article est la seconde partie d’une série visant à expliquer et vulgariser ma thèse de doctorat que j’ai préparée aux Conservatoire et Jardin botaniques de la ville de Genève avec l’Université de la même ville, et que j’ai soutenue en Juillet 2022. L’entièreté de ma thèse (en anglais) est disponible gratuitement ici : https://archive-ouverte.unige.ch/unige:164478?fbclid=IwAR1tGQFsv27j66PlgjMkpQ_naeYOqTA-7WLX8uxpsUgjGUH8BB7bM-1iJBM.

La première partie traite de l’infrastructure écologique et est disponible en cliquant ici.

Pour ce deuxième volet, je vais me baser sur les parties introductives de ma thèse ainsi que sur un article (Sanguet et al., 2022) qui a été publié et qui est disponible ici : https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2351989422002888. Vous pouvez le consulter pour avoir accès aux sources de ce travail et vous pouvez aussi me contacter pour plus d’informations.

Contact : phagophytos@gmail.com



« Globalement, tous les modèles sont faux, mais certains sont utiles »

« Essentially, all models are wrong, but some are useful. »

George EP Box


Un peu de contexte

La majeure partie de mon travail de thèse a consisté en la création de cartes de distribution des plantes d’un territoire appelé « Grand Genève » afin d’identifier les zones importantes pour la conservation de la biodiversité. J’ai donc passé la plupart de mon temps à utiliser et perfectionner des modèles de distribution d’espèces.

L’idée maîtresse de ces modèles est d’essayer de reconstruire la niche écologique réalisée des espèces. Quelques explications s’imposent.

La niche écologique est concept qui attribue un ensemble de valeurs environnementales à chacune des espèces, permettant d’expliquer pourquoi elles poussent dans un environnement bien spécifique. Par exemple, et pour caricaturer, les plantes tropicales apprécient des températures moyennes chaudes et stables, alors que les plantes tempérées préfèrent des températures plus basses et plus variables. Ainsi, chaque espèce possède théoriquement une niche écologique suffisamment différente des autres, permettant ainsi la coexistence de plusieurs espèces dans un même territoire. Si deux espèces ont une niche écologique et une distribution identiques, elles sont alors en compétition pour l’accès aux ressources. Les variables environnementales qui fabriquent la niche écologique sont infinies mais les plus importantes sont : la température, l’humidité, les caractéristiques du sol, la structure du territoire, la lumière, mais aussi les intéractions avec les autres organismes. Chaque espèce possède donc des valeurs environnementales optimales où elle sera la plus compétitive ce qui assure sa survie dans son habitat. Plus les valeurs environnementales s’éloignent de ses valeurs optimales, moins l’espèce est compétitive et plus elle a tendance à se faire remplacer par d’autres, plus compétitives.

On distingue deux types de niche écologique : la niche théorique et la niche réalisée. La première se base sur les tolérances d’une espèce en dehors de la nature, donc sans intéraction avec d’autres organismes, dans des conditions contrôlées. Par exemple, dans ces conditions, une espèce peut théoriquement supporter des températures disons de 5°C à 35°C sans mourir de chaud ni de froid. Cela représente en quelque sorte l’éventail des valeurs potentielles que peut supporter cette espèce. En revanche, elle est tellement peu compétitive aux extrêmes de sa niche écologique théorique qu’on ne la trouve dans la nature qu’entre des températures de 15°C à 25°C. Pourquoi ? Car elle est remplacée par d’autres espèces plus compétitives aux extrêmes. On appelle cela sa niche écologique réalisée ! Les modèles de distribution d’espèces calculent la niche écologique réalisée puisqu’ils se basent sur l’observation d’individus sauvages.

Maintenant que vous avez les bases, entrons dans le vif du sujet.

Pinguicula alpina est une plante d’altitude et ne peut pousser que dans des zones où la température reste fraîche

Comment ça fonctionne ?

Les données de base

Les modèles de distribution d’espèces se basent sur deux facteurs fondamentaux :

  1. Des variables environnementales, aussi appelées « prédicteurs », qui définissent du mieux possible la niche écologique réalisée de l’espèce ciblée. Il est globalement admis que ces variables doivent prendre en compte :
    • Le climat et notamment les maximales, minimales et la variation des températures ainsi que la pluviométrie globale et les différences entre saisons sèches et humides. En effet, la fréquence des pluies est un paramètre absolument primordial qui permet de différencier les plantes poussant dans des zones tempérées de celles se trouvant dans les zones tropicales avec une alternance marquée de saisons sèche et humide.
    • L’écologie de l’espèce et notamment ses habitats de prédilection, le type de sol ainsi que la structure de son écosystème (plutôt un habitat uniforme, des milieux dégradés, bien connectés etc.).
    • La topographie, surtout dans les régions montagneuses ou vallonnées, avec par exemple l’exposition, la pente, la radiation solaire ou encore sa localisation relative en fonction du reste du territoire (sommet d’une colline ou fond de vallée).

2. Des observations d’individus de l’espèce dans la nature. On parle ici d’individus sauvages et non cultivés/en captivité. En effet, le modèle doit déterminer la niche écologique réalisée de l’espèce dans son environnement naturel et il faut pour cela des observations d’individus sauvages. Ces observations doivent respecter plusieurs points pour être de la meilleure qualité possible. Tout d’abord, elles doivent être précises et si possibles assez récentes pour ne pas biaiser les modèles avec des populations disparues qui vivaient dans des environnements différents. Ensuite, elles doivent être nombreuses, au minimum une trentaine, et bien réparties sur l’aire d’étude. Ce point est très important car si les observations sont toutes localisées au même endroit, et que cela ne représente pas la distribution réelle ou connue de l’espèce, le modèle va considérer les caractéristiques de cet endroit comme les seules viables. Au contraire, des observations diffuses sur le territoire, dans plusieurs localités, qui représentent à peu près toutes les zones connues/prospectées où se trouve l’espèce, permettent au modèle de mieux extraire les conditions environnementales importantes. Il existe la possibilité de fournir au modèle une « bias file » ou un fichier de biais, qui permet de montrer la concentration des observations et ainsi donner moins d’importance aux zones suréchantillonnées.

Le processus de modélisation

Avec ces deux informations, le modèle extraie les valeurs des variables environnementales aux localisations où se trouvent les observations des individus sauvages de l’espèce, on sait alors que ces valeurs font partie de sa niche écologique réalisée. Ces valeurs sont ensuite comparées à celles de points d’absence, c’est-à-dire des endroits où l’on sait que l’espèce ne se trouve pas, afin de dégager avec précision l’environnement optimal de l’espèce. Ces points d’absence sont parfois indisponibles car il est compliqué de s’assurer qu’une espèce n’est pas présente quelque part, d’autant plus pour des animaux mobiles par nature. Dans ce cas on utilise généralement des points dits « d’arrière plan » (background data), généralement 10’000 ou plus, qui définissent alors toutes les valeurs possibles de chaque variable environnementale en tout point de l’aire d’étude. On a donc des valeurs moyennes sur toute l’aire d’étude et des valeurs moyennes où se trouve l’espèce, si ces dernières sont statistiquement différentes des premières, cela montre que l’espèce a une préférence pour une variable donnée : on a alors une idée de sa niche écologique réalisée. Cette première étape, appelée « fit« , est fondamentale puisqu’elle est à la base de toutes les applications suivantes.

Une fois les valeurs environnementales de la niche écologique réalisée connues, le modèle les projette sur le territoire. Ainsi, toutes les zones qui collent aux conditions optimales de l’espèce sont considérées comme « très habitables » alors que les zones dont les conditions sont éloignées de l’optimum sont « peu habitables ». Et voilà, nous avons notre carte de distribution ! …. …. Non ?

Le résultat

Il est important de signaler ici que ce n’est pas la distribution réelle qui est modélisée, puisqu’elle est inconnue, mais bien l’habitabilité d’un territoire pour une espèce donnée en fonction des variables environnementales considérées. Le résultat pourrait s’interpréter comme une probabilité de présence d’une espèce en chaque point de la carte. En revanche, ce n’est pas parce qu’un endroit est très favorable au développement d’une espèce que l’on va nécessairement la trouver ! La carte résultante permet simplement d’estimer l’habitabilité d’une aire d’étude et cela peut être pratique pour la comparer dans différentes conditions (aujourd’hui VS dans le future avec le changement climatique) ou bien pour avoir une idée de nouvelles zones à prospecter pour trouver de nouvelles populations.

Attention tout de même, ces modèles peuvent tout à fait tourner en utilisant la localisation des boulangeries et le prix du carburant comme variable environnementale, même si cela n’a aucun sens écologique. Ce sont avant tout des outils, et il faut absolument s’assurer de la qualité et de la pertinence des données qu’on lui donne en amont pour pouvoir interpréter les résultats. Il existe de nombreuses méthodes pour tester la qualité des résultats, ce qui représente une étape primordiale et doit être fait à plusieurs reprises, mais nous ne nous attarderons pas sur cet aspect qui mériterait un article complet.

Les applications potentielles

Le résultat final s’apparente donc à une carte où chaque pixel possède une valeur qui définit le degré d’habitabilité du milieu. Si ces modèles sont effectués avec plusieurs espèces, il est alors possible de superposer ces cartes en les additionnant ce qui fait ressortir les zones les plus habitables pour un maximum d’espèces : on appelle ces zones des « hotspots » ou « points chauds » de biodiversité. Ces « hotspots » concentrent donc de nombreuses espèces et leur conservation est alors primordiale, bien qu’insuffisante si l’on souhaite aussi préserver des espèces rares que l’on ne trouve pas toujours dans ces milieux. Il est aussi possible d’utiliser ces modèles dans le futur et de comparer les distributions actuelles et futures pour définir la vulnérabilité des espèces aux changements globaux. C’est exactement ce que j’ai fait dans mon troisième chapitre de thèse donc nous en reparlerons. Il est aussi possible d’utiliser ces cartes pour en faire d’autres indices de biodiversité, des réseaux de conservation grâce à des logiciels de priorisation, ou bien de calculer la connectivité ou la fragmentation de la distribution de chaque espèce.

Les applications sont pour ainsi dire infinies et sont particulièrement intéressantes dans une optique de conservation de la biodiversité ou plus largement l’étude des écosystèmes et des espèces.

Résumé du principe de base des modèles de distribution d’espèces, depuis Honeck & Sanguet, 2020 (https://link.springer.com/article/10.1007/s42452-020-03575-4)

Mon travail

Aire d’étude de mon travail : en trait grossier le territoire du Grand Genève (Sanguet et al., 2022)

Introduction

Prenons un exemple pour bien comprendre ce que l’on peut faire avec ces modèles.

Durant ce travail j’ai modélisé la distribution de plusieurs espèces de plante sur le territoire du Grand Genève en utilisant différents prédicteurs (variables environnementales) afin de tester lesquels étaient les plus pertinents dans notre aire d’étude. C’est une étape cruciale si l’on veut ensuite pousser les analyses plus loin, par exemple en modélisant les distributions futures des espèces. Le Grand Genève est un territoire à cheval entre la France et la Suisse qui contient le canton de Genève, une partie du canton de Vaud, une partie de l’Ain et de la Haute-Savoie. Ce territoire inclue aussi une partie du Jura français. Il est donc simultanément sur deux pays, deux cantons, deux régions et trois départements ce qui complique beaucoup l’accès à des données homogènes.

Méthodes

La première étape a été de compiler les observations de 72 plantes dans la nature. Les espèces sélectionnées appartenaient à plusieurs grands groupes de plantes (Angiospermes = plantes à fleurs, Gymnospermes = conifères, et Ptéridophytes = fougères) et formes de vie : arbres, herbacées, annuelles, pérennes, lianes et arbustes. Les observations ont été triées pour ne garder que les plus précises (moins de 25 mètres de précision, ce qui correspond à la taille des pixels des prédicteurs) et les plus récentes (après l’an 2000).

Pourquoi 72 plantes ? 12 espèces ont été sélectionnées pour six groupes écologiques différents. L’idée était aussi de tester si le choix des prédicteurs variait en fonction des préférences écologiques de l’espèce. Les groupes écologiques comprenaient des espèces : rudérales (milieux perturbés), alpines (plantes d’altitude), hygrophytes (milieux humides), de prairies sèche et maigre c’est-à-dire pauvre en nutriments, de prairie grasse riche en nutriments, et enfin forestières (qui habitent dans les forêts).

Les prédicteurs ont été classifiés en 12 traitements à partir de trois grandes familles de variables environnementales : 1) des prédicteurs topopedo-climatiques, un mot bien compliqué mais qui correspond en fait au climat (températures, précipitations), à la topographie (pente, exposition) et à la pédologie (type de sol), 2) des prédicteurs biotiques correspondant aux habitats naturels et anthropiques de la région avec des classes plus ou moins précises et 3) des prédicteurs issus d’images satellites afin de tester si l’on peut utiliser cette nouvelle ressource en remplacement aux habitats naturels qui ne sont pas toujours cartographiés et disponibles. Ces 12 combinaisons ont permis de tester tous les mélanges possibles entre ces trois grands groupes de prédicteurs mais aussi l’importance de leur nombre (nombreux VS peu nombreux) et de leur précision (classe d’habitats très précise ou peu précise).

Les modélisations ont donc été faites 12 fois pour chacune des 72 espèces et une évaluation minutieuse de la qualité des résultats a été effectuée afin de voir : 1) quels sont les prédicteurs qui ont le mieux fonctionné, 2) comment ont réagi les différents groupes de plantes et 3) quelle était l’utilité des images satellites dans ce processus. Chacune des modélisations a été effectuée 10 fois de suite en changeant aléatoirement les observations utilisées pour créer le modèle et pour l’évaluer.

Idée générale des modélisations menées pour chacune des espèces (Sanguet et al., 2022)

Les résultats

Quels prédicteurs utiliser ?

Les résultats montrent qu’une association de prédicteurs climatiques, topographiques, pédologiques et biotiques donne les meilleures distributions finales. Cela n’est pas tout à fait surprenant car il est globalement admis que cette association de prédicteurs est la plus intéressante. Si l’on regarde plus en détails, on se rend compte que les habitats ont joué un rôle particulièrement important dans la contribution des modèles, ce qui est aussi plutôt logique d’un point de vue naturaliste : on ne trouve pas des espèces forestières dans des prairies.

Le pic de qualité des modèles est atteint lorsque 8 habitats sont utilisés, en opposition à 4 ou 12. En effet, si les habitats sont trop peu précis, le modèle a du mal à cerner la présence de l’espèce mais si les habitats sont trop précis, le modèle à du mal à comprendre les préférences de la plante. Par exemple, une espèce qui pousse en forêt fermée risque de ne pas pousser en forêt ouverte (qui est un autre grand type de forêt). En revanche, cette espèce peut pousser dans différentes sous-catégories de forêt fermée (à conifères, à feuillus etc.). Il faut alors trouver le juste milieu en expérimentant. Il est difficile de faire des généralités car les résultats diffèrent en fonction des groupes écologiques (voir plus bas).

Quid des images satellites ?

Les images satellites sont de plus en plus utilisées dans les modélisations car elles peuvent permettre d’identifier des habitats naturels depuis l’espace et donc de s’affranchir de complications pour les cartographier manuellement avec un long travail de terrain et informatique. En revanche dans cette expérimentation, les images satellites ont été très mauvaises pour modéliser la distribution des espèces, surtout en comparaison à de « vrais » d’habitats dûment cartographié. Elles produisent en effet des modèles d’une qualité très inférieure et ne peuvent donc pas être utilisées en remplacement à des cartographies d’habitats, même si des améliorations pourraient être testées. Nous ne nous attarderons pas plus sur ce sujet mais n’hésitez pas à aller voir l’article si cela vous intéresse.

Toutes les plantes se modélisent-elles de la même manière ?

Les groupes écologiques ont montré des performances différentes, signifiant que le mode de vie des espèces a un impact sur la facilité avec laquelle on peut modéliser leur distribution.

Dans notre cas, les espèces alpines ou rudérales ont été plus faciles à modéliser que les espèces de milieux humides. En d’autres termes, les cartes de distribution des premières semblent plus pertinentes que celles des secondes. Cela peut être expliqué par le fait que les espèces alpines du jeu de données ne poussent qu’en pâturages d’altitude, où les milieux sont relativement uniformes ; ils ont donc peu d’impacts sur les modèles. De même, les plantes rudérales poussent dans des milieux urbains perturbés que l’on ne trouve qu’à basse altitude où l’influence humaine est grande. Pour ces deux groupes, les prédicteurs d’habitat contribuent peu à la performance globale du modèle, puisque c’est avant tout leur altitude qui explique leur distribution.

En revanche, les espèces de milieux humides sont plus difficiles à modéliser et beaucoup plus dépendantes de la distribution des habitats. En effet, ce qui explique ou non la présence d’une espèce de milieu humide est davantage l’humidité du milieu que l’altitude. Mais alors comment expliquer la qualité réduite de leurs modèles ? Et bien cela pourrait provenir de la difficulté que nous avons à cartographier les zones humides : 1) les pixels font 25 m² donc les zones humides plus petites ne sont pas utilisables par le modèle, 2) il peut exister des milieux humides « invisibles », car l’humidité se trouve en profondeur sous la terre, qui sont par essence difficiles à repérer et à cartographier, 3) les zones humides peuvent être temporaires et donc non classifiées comme telles dans les cartes des milieux.

Pour résumer, les résultats principaux de l’utilisation des modèles de distribution d’espèces (SDM) montrent que :

  1. Il faut tester plusieurs combinaisons de prédicteurs et prendre la combinaison qui a la meilleure performance moyenne, surtout lorsque l’on modélise beaucoup d’espèces d’un coup
  2. Connaître le territoire d’étude, notamment son relief et ses habitats, est primordial pour orienter la sélection des prédicteurs
  3. Connaître l’écologie des espèces que l’on étudie est tout aussi fondamental
  4. Les images satellites ne permettent pas de remplacer une vraie cartographie des habitats naturels, mais si cette dernière n’est pas disponible, elles peuvent tout de même être utilisées moyennant un travail en amont (voire article pour plus d’informations)
  5. Une association entre des prédicteurs topographiques, pédologiques, climatiques et biotiques donne les meilleurs résultats
On voit ici la localisation des individus et les différentes distributions modélisées pour deux espèces : Listera ovata (A,C) et Campanula rhomboidalis (B,D)

Limites

Il est toujours bon dans la recherche scientifique de critiquer ses propres résultats et de montrer les limites associées aux grandes conclusions que l’on a tiré. Cela ne signifie pas que les résultats sont mauvais ou ne servent à rien, mais ils doivent être pris dans un contexte.

Tout d’abord, ce qui a été présenté ici ne reflètent que les résultats d’une étude, dans une zone géographique, à un moment donné. Même si les conclusions sont globalement en accord avec le reste de la littérature, l’expérience pourrait être améliorée en utilisant plus d’espèces, des espèces plus rares, d’autres prédicteurs, d’autres algorithmes de modélisation ou d’autres manières de mesurer la performance des modèles.

Plus généralement, les modèles ne remplaceront jamais une expertise de terrain. Ils permettent en revanche de poser un cadre commun à toutes les espèces et donc de les étudier simultanément en ayant la possibilité de les comparer.

Il faut bien comprendre que le résultat final est extrêmement versatile et dépend totalement de plusieurs éléments clés de la méthodologie :

  1. La qualité et la quantité des observations et les potentielles erreurs d’identification ou d’inattention dans l’envoi des données
  2. La qualité et la quantité des prédicteurs, puisque le modèle donnera forcément une carte finale peu importe les prédicteurs utilisés. Il faut donc bien connaître son territoire et ses espèces afin de déterminer si la distribution finale est plausible, en complément des mesures classiques de performance et de qualité
  3. La programmation, l’algorithme utilisé, le nombre de répétitions et les points d’absence doivent aussi être intelligemment utilisés
  4. Les autres potentiels biais sous-jacents comme : les biais spatiaux dus à des observations non représentatives de la distribution connue de l’espèce (voire le point qui traite de ce sujet dans le chapitre « comment ça marche » plus haut) ou bien la redondance des prédicteurs qui, même s’ils sont différents, représentent la même pression écologique (par exemple l’altitude et la température ne devraient pas être utilisées conjointement).

Pour toutes ces raisons, il est extrêmement important de connaître parfaitement sa zone d’étude, ses caractéristiques et les espèces étudiées. Il est fondamental de s’entourer de naturalistes locaux qui connaissent le territoire et sa dynamique passée. Il faut travailler en équipe et intelligemment pour ne pas risquer de tirer des conclusions à partir de résultats au mieux biaisés, au pire complètement faux.

VIDEO – Les mécanismes génétiques à la base de la digestion des plantes carnivores

Bonjour,

Dans le cadre de la troisième table ronde organisée par Conférences Plantes Carnivores, j’ai présenté un article scientifique qui traite des mécanismes génétiques à la base de la carnivorie de la dionée et plus globalement des plantes carnivores.

La vidéo résume les résultats d’un article scientifique qui a étudié l’activation des gènes chez la dionée dans plusieurs situations, par exemple la digestion et la stimulation mécanique ou « olfactive » des pièges. Il en ressort notamment que les gènes associés à la carnivorie sont très similaires aux gènes associés aux défenses des plantes face aux agressions et aux maladies, ce qui corrobore d’autres théories sur l’apparition de la carnivorie chez les plantes… Pour plus d’informations c’est ici :

L’infrastructure écologique, une méthode pour conserver la nature – résumé de mon doctorat, partie 1

Ecouter ce texte avec la vidéo ci-dessous illustrée de quelques images pour faciliter la compréhension :


L’infrastructure écologique, ou infrastructure verte, est un concept relativement récent qui propose d’intégrer de nombreux aspects dans l’identification des zones les plus intéressantes à protéger pour conserver une nature diversifiée, connectée (au sens écologique hein) et fonctionnelle. Ce terme est davantage employé dans les milieux urbains où les espaces naturels de qualité sont assez rares et où les usages du sol entrent parfois en conflit. Nous allons voir dans cet article les définitions associées au concept d’infrastructure écologique et les méthodes les plus intéressantes pour l’identifier et conserver efficacement la nature.

Cet article est la première partie d’une série visant à expliquer et vulgariser ma thèse de doctorat que j’ai préparée aux Conservatoire et Jardin botaniques de la ville de Genève avec l’Université de la même ville, et que j’ai soutenue en Juillet 2022. L’entièreté de ma thèse (en anglais) est disponible gratuitement ici : https://archive-ouverte.unige.ch/unige:164478?fbclid=IwAR1tGQFsv27j66PlgjMkpQ_naeYOqTA-7WLX8uxpsUgjGUH8BB7bM-1iJBM.

Pour ce premier article je vais me baser sur les parties introductives de ma thèse ainsi que sur un article (Honeck, Sanguet et al, 2020) qui a été publié et qui est disponible ici : https://link.springer.com/article/10.1007/s42452-020-03575-4. Vous pouvez le consulter pour avoir accès aux sources de ce travail et vous pouvez aussi me contacter pour plus d’informations. Cet article sera complété par une vidéo où je présenterai les grandes lignes du sujet.

Contact : phagophytos@gmail.com

Les prairies extensives de moyenne et haute altitude sont des habitats très diversifiés


La biodiversité est en danger

Je sais que je répète cette phrase quasiment à tous les articles de ce site, mais la biodiversité va mal. Pour rappel, la biodiversité ne se résume pas seulement à l’ensemble des espèces de la planète, mais représente aussi la variabilité de leurs gènes & populations ainsi que les différents habitats et écosystèmes qui les hébergent, leurs intéractions et fonctions. Tous ces aspects traversent actuellement une crise et déclinent rapidement. Sans vouloir vous assommer avec des chiffres, il est important de se rappeler que :

  • 4 vertébrés sur 10 ont déjà disparu depuis les années 70, ce qui signifie que là où vous pouviez observer 100 animaux il y a une cinquantaine d’année, il n’y en a aujourd’hui plus que 60.
  • Il y a deux fois moins d’insectes aujourd’hui qu’il y a quelques décennies, et cela se voit par exemple dans la baisse drastique de la quantité d’insectes écrasés sur les parebrises de voiture après un long trajet.
  • La richesse en espèce indigène a en moyenne baissé de 14%, les espèces disparaissent, migrent ou sont remplacées par des espèces exotiques.
  • Une espèce sur sept est menacée d’extinction, ce qui correspond à environ 1 million d’espèces décrites.
  • Les espèces semblent s’éteindre à un rythme 100 à 10’000 fois supérieur que le rythme « normal » et ce taux est comparable à celui mesuré au moment de la disparition des dinosaures : en d’autres mots, la météorite, c’est nous.
  • Environ une espèce de cactus sur trois est menacée d’extinction dans la nature, presque une orchidée sur deux, et une plante carnivore sur quatre, on en parlait déjà dans cet article.

Pourquoi la biodiversité disparaît ? À cause de nos activités et de notre mode de vie. Plus précisément, les changements d’utilisation des sols (déforestation, urbanisation, agriculture intensive), l’exploitation intensive des ressources (surpêche, braconnage), le changement climatique (qui est une cause de déclin chaque année plus importante), toutes les formes de pollution (pesticides, plastiques etc.) et enfin les espèces exotiques envahissantes qui remplacent les espèces locales, sont les principales causes du déclin de la biodiversité. Il est important de noter que ces causes ont augmenté drastiquement ces dernières décennies avec la croissance de notre production et de notre consommation (PIB), de la population mondiale, des échanges et du commerce international, ou encore des innovations technologiques. Par conséquent, le mode de vie dominant à l’échelle mondiale est la cause directe du déclin de la biodiversité et rien n’indique actuellement que nous changerons de direction dans les prochaines années.

Gladiolus palustris est une espèce rare et en large déclin à cause de la perte de qualité et de la destruction de son habitat naturel : les zones humides


Pourquoi protéger la biodiversité ?

Il y a déjà eu des extinctions de masse dans l’histoire de la vie de la Terre, alors finalement, à quoi bon s’embêter à protéger la biodiversité aujourd’hui si nous pensons qu’elle pourra retrouver un niveau correct dans le futur ? On entend beaucoup ce type de raisonnement et il y a plusieurs choses à considérer.

  1. Toutes les extinctions passées, ou presque, sont exogènes, c’est-à-dire qu’elles ont eu lieu à cause d’éléments qui ne dépendaient pas des organismes qui vivaient alors sur la planète (volcanisme, météorites etc.). Dans notre situation, nous avons un cas d’extermination bien connue de ce qui nous entoure, ce qui est assez inédit et bien différent d’une situation « incontrôlable ».
  2. Nous affectons notre environnement sur le long terme via le CO2 que nous rejetons dans l’atmosphère et ses conséquences, ou encore via la pollution des sols (plastique, pesticide et autres joyeusetés). Rien ne nous indique, pour l’instant, que ces perturbations vont s’arrêter. On est donc loin d’un évènement ponctuel du type tombé de météorite (même si ce sont ses conséquences qui sont en fait les causes principales des extinctions passées). Cet « empoisonnement » répété des milieux naturels avec des molécules anthropiques est là encore bien différent de ce que l’on pourrait observer naturellement.
  3. L’évolution est longue, très longue et il faudra des millions, des dizaines de millions d’années après la fin de nos perturbations pour que la biodiversité commence à ré-augmenter et que de nouvelles espèces ne remplacent les anciennes, disparues. Souhaitons nous réellement vivre dans un monde sans insecte, sans fleur, sans oiseau et sans mammifère sous prétexte que la biodiversité rebondira dans des temps infiniment grand dont personne ne peut décemment imaginer l’étendu ? Souhaitons-nous réellement nous octroyer le droit de vie et de mort sur des milliards d’individus jusqu’à la disparition complète d’espèces qui existaient depuis des millions d’années et qui avaient un rôle dans l’équilibre naturel des écosystèmes ? Ce sont ce genre de questions morales et éthiques qu’il faut se poser.

Il faut savoir qu’une biodiversité élevée a aussi de nombreux avantages pour notre propre survie et nous dépendons directement du reste du vivant à bien des égards. Tout d’abord, le fonctionnement des écosystèmes est directement lié aux espèces qui les composent. Si vous en enlevez une, c’est toute une cascade d’intéractions qui peut disparaître ou être chamboulée et avec elle la capacité des habitats à stocker efficacement les ressources (CO2 par exemple), décomposer des nutriments, produire de la biomasse (donc grandir et se reproduire) etc. On voit déjà les résultats de fonctions disparues des écosystèmes, comme par exemple la prédation des herbivores par les grands carnivores (type loup, renard, lynx, ours) et les dégâts occasionnés par l’abondance d’herbivores qui ne sont plus mangés, notamment sur les milieux agricoles (je pense notamment aux sangliers), mais aussi dans les forêts où l’abondance des herbivores empêchent parfois les plantules de pousser et donc la régénération de la forêt. Ces fonctions écosystémiques sont la base d’un concept qui permet de lier le fonctionnement des écosystèmes et nos sociétés : les services écosystémiques, que l’on appelle maintenant les « contributions de la nature ». Nous avions déjà abordé les services écosystémiques et leur rôle dans la protection de la nature ici. En résumé, ils regroupent tous les services mis à disposition gratuitement par la nature pour assurer le bon fonctionnement de nos sociétés, de notre économie ainsi que notre bien-être. Par exemple : la pollinisation des fruits et légumes que nous mangeons, le stockage du CO2 atmosphérique ou encore le maintien des sols par les forêts, la dégradation et l’assimilation des nutriments, la production de ressources comme du bois, mais aussi la beauté des paysages et la spiritualité.

Protéger de larges zones encore naturelles et peu impactées par les activités humaines permet aussi de se prévenir contre la propagation de zoonoses, maladies animales qui se transmettent à l’homme lorsque l’on empiète un peu trop sur le territoire d’autres espèces, ce qui est toujours la cause la plus probable de l’épidémie de COVID19. En effet, 70% des maladies émergentes et quasiment toutes les pandémies connues dans l’histoire de l’humanité sont issues de zoonoses. Enfin, et pour terminer ce chapitre, il est intéressant de renaturaliser des zones perturbées dans les milieux urbains afin de profiter des services écosystémiques rendus par ces zones et pour aider à supporter le changement climatique en ville (nature-based solutions) mais aussi car la proximité d’aires naturelles augmentent le sentiment de bien-être des habitants. Les zones naturelles sont aussi meilleures que les zones anthropisées pour capturer le CO2 atmosphérique et lutter contre le réchauffement du climat.

Les intéractions entre espèces font parties du bon fonctionnement des écosystèmes. Ici une plante en forme de coussin (Frankenia triandra) permet l’installation d’un petit arbuste dans un environnement difficile. Ce phénomène, appelé « la facilitation » augmente la biodiversité, mais la disparition de l’espèce en coussin pourrait entraîner la disparition de la seconde.


Comment protéger la biodiversité ?

La conservation de la nature a beaucoup évolué ces dernières décennies au grés des découvertes scientifiques, des expérimentations et des changements de perception de ce qui nous entoure. Pour faire simple, nous sommes passés d’une logique où la nature doit être mise à l’écart de l’humain et de ses activités nocives, à une vision de cohabitation heureuse qui bénéficierait à la fois à nos sociétés et aux espèces sauvages, sans pour autant voir la protection de la nature comme quelque chose de purement utilitariste. On considère donc aujourd’hui les intéractions entre la nature et les humains, et il est tout à fait pertinent de conserver les modes de vie traditionnels qui n’ont que peu d’impacts délétères.

Il existe aujourd’hui plusieurs efforts mis en place à l’échelle internationale pour protéger les espaces naturels. Par exemple les Aichi targets représentent des objectifs simples qui permettent d’aider la biodiversité s’ils sont correctement suivis, ce qui n’a malheureusement pas été le cas puisque tous les objectifs que nous nous sommes fixés pour 2020 ont largement échoué. Dans la même veine, il existe les SDGs ou Sustainable Development Goals, qui sont parfois difficiles à mesurer correctement et à appliquer. Il existe beaucoup d’aires protégées et près de 17% de la surface terrestre et 8% de la surface maritime sont sous une forme de protection. Attention toutefois, ce n’est pas parce qu’une zone est considérée comme « protégée » qu’il faut s’imaginer un sanctuaire naturel impénétrable. La plupart du temps, les activités humaines sont largement acceptées et ces territoires sont surtout utilisés pour gonfler les chiffres et verdir son image. À titre d’exemple, de la déforestation a été observée dans des zones normalement « protégées », et je ne parle même pas de la pêche dans les océans. Néanmoins, dans les zones réellement protégées, de nombreux exemples montrent un regain plutôt rapide de la biodiversité, ce qui est l’élément le plus encourageant que vous verrez dans cette série d’article. Histoire de nuancer ce bref regain d’espoir, le plus efficace semble toutefois d’abaisser notre niveau de pression sur l’environnement dans les zones qui ne sont, justement, pas protégées, car c’est ici que les causes principales du déclin de la biodiversité ont lieu. En effet, malgré l’augmentation des aires de conservation, le déclin de la biodiversité continue. L’implantation d’aires protégées n’est donc pas suffisant et elles ne représentent pas l’unique solution à notre disposition. De plus, il existe de nombreuses limites à cette méthode : les zones protégées doivent être connectées, il faut prendre en considération les habitants du territoire et leur mode de vie, il faut une surveillance assez importante des pratiques et donc pas mal d’argent etc.

À l’échelle de l’espèce, les statuts de menace de l’UICN permettent de suivre un protocole donné afin d’évaluer la qualité des populations pour déterminer leur évolution passée et future. Nous en avions déjà parlé dans cette article. Ces statuts de menace ne protègent pas directement les espèces, mais ils peuvent permettre aux autorités de prendre des décisions pour conserver les milieux naturels dans lesquels elles se développent. Ces statuts se déclinent généralement à plusieurs échelles : internationale, nationale et régionale. Le CITES (Convention on International Trade of Endangered Species) pose les bases légales de la régulation du commerce et du ramassage/braconnage des espèces en danger d’extinction. Même si la protection des espèces permet généralement la conservation de tout un milieu, la protection directe d’un écosystème est la technique la plus efficace puisqu’elle permet de protéger tous les niveaux de biodiversité ainsi que les espèces inconnues, invisibles, ou moins « sexy ». En revanche, la protection de larges espaces naturels n’a que peu d’intérêt s’ils ne sont pas connectés car les espèces, et en particulier les animaux, ont besoin de bouger pour se nourrir, se reproduire ou migrer. Pour cela, le réseau Natura2000 vise à créer un ensemble d’aires de « conservation » reliées entre-elles. Il existe encore d’autres mécanismes de conservation, mais le problème principal est que chaque zone protégée possède sa propre législation et il est très, très compliqué de s’y retrouver. Vous ne le savez probablement pas, mais il existe sûrement des zones dites « de conservation » proches de chez vous mais dont la législation est légère et n’interdit virtuellement rien. Leur efficacité dans la conservation de la nature est donc discutable.

Les plantes alpines charismatiques comme cette Edelweiss (Leontopodium nivale) sont doublement vulnérables : tout d’abord à cause de la cueillette des promeneurs, mais aussi à cause du réchauffement climatique qui induit une réduction de leurs habitats.


L’infrastructure écologique, concept et définitions

Après cette introduction un peu longue mais nécessaire, entrons dans le vif du sujet. L’Infrastructure Ecologique (IE) est définie comme étant un réseau d’aires (semi-)naturelles offrant une protection optimale de la nature. Elle est traditionnellement composée de zones dites « centrales » ou « nodales » qui concentrent la biodiversité et les services écosystémiques (parcs naturels, réserves, zones protégées etc.) et des liens permettant la connectivité structurelle et fonctionnelle entre ces zones nodales. Cela signifie que les habitats naturels doivent être « physiquement » reliés par des corridors (connectivité structurelle) et que les animaux doivent pouvoir les utiliser (connectivité fonctionnelle). C’est un outil particulièrement utilisé dans la planification territoriale puisque l’idée fondamentale derrière ce concept est de donner une valeur d’intérêt écologique derrière chaque élément du paysage : un parking de supermarché aura une valeur faible alors que les berges d’un cours d’eau auront une valeur élevée. Cela permet, entre-autre, de considérer la nature dans les projets d’aménagement du territoire et, théoriquement, cela permet d’éviter de détruire les zones les plus intéressantes, ou au moins d’avoir une idée précise de ce qui est perdu.

Le terme « d’infrastructure écologique » est aujourd’hui largement employé, surtout en milieux urbains mais aussi à l’échelle européenne puisque l’union européenne propose à ses pays membres de l’identifier sur leur territoire. Plus précisément, il est demandé de consacrer 17% de son territoire à la conservation stricte de la nature en identifiant son IE afin de suivre les recommandations d’Aichi, ainsi que 13% supplémentaire avec une protection plus légère afin de porter la surface totale à 30% comme proposé lors de la COP15 sur la biodiversité de Décembre 2022. Le but est alors d’avoir environ un tiers de la surface d’un territoire dédié à la biodiversité. Le problème étant qu’il y a à peu près autant de définitions différentes qu’il y a d’infrastructure écologique… Ainsi, en contexte urbain, l’IE est souvent perçue comme une méthode de « verdissement » des villes, par exemple en promouvant les toitures végétalisées ou en identifiant l’accès aux espaces verts. Même si cela est tout à fait louable, on s’éloigne de la définition initiale du concept qui vise à conserver au mieux la nature en prenant en compte la biodiversité, les services écosystémiques ainsi que la connectivité. De plus, la méthode utilisée pour identifier les zones les plus intéressantes à conserver va fortement impacter la qualité du réseau et la sélection finale. Par exemple, prétendre identifier l’IE d’un territoire simplement en cartographiant les forêts et en justifiant cela comme étant la protection des services écosystémiques de stockage du CO2 n’est pas suffisant car la faune, la flore ou la connectivité des habitats ne sont pas pris en compte.

Avec mon équipe du Conservatoire et Jardin Botaniques de la ville de Genève et des collègues de l’Université de la même ville, nous partons du principe que pour conserver au mieux la nature, il faut considérer 3 éléments principaux que nous appelons « piliers » : la distribution de la biodiversité (faune, flore, habitats), les services écosystémiques (ceux qui ne sont pas contraire à la conservation de la nature), ainsi que la connectivité structurelle et fonctionnelle. À la fin du processus, on peut utiliser des logiciels dits de « priorisation » afin de trouver le meilleur compromis entre les données des 3 piliers et ainsi identifier les zones à intégrer à l’infrastructure écologique.

Pour montrer ce problème et ce manque d’unification dans les termes et les méthodes utilisés, nous avons fait une recherche des articles scientifiques mentionnant les termes « d’infrastructure écologique », « biodiversité », « connectivité » et « services écosystémiques » en 2020. Sur les 67 articles que nous avons trouvé, après avoir éliminé ceux qui parlent de verdissement urbains, seulement 7 mentionnaient explicitement une méthode pour étudier les 3 piliers, les autres se contentaient d’explorer seulement l’un d’entre-eux pour identifier leur infrastructure écologique. Nous avons donc décidé de résumer et lister les méthodes intéressantes pour étudier ces différents piliers.

Exemple d’infrastructure écologique schématique avec des zones d’importance majeure pour la conservation en vert foncé (17% du territoire) et des zones en vert clair permettant de les connecter ou de faire une zone tampon (13%).


Déterminer l’infrastructure écologique d’un territoire

Le premier pilier à étudier possède un nom un peu trompeur puisqu’il ne s’agit pas exactement de la « biodiversité » mais plutôt de la distribution des animaux et des plantes ainsi que des habitats. La vraie « biodiversité » est celle que l’on souhaite conserver avec l’infrastructure écologique finale puisqu’elle comprend d’autres aspects, notamment les interactions entre espèces ainsi que les fonctions des écosystèmes. L’idée est alors de modéliser la distribution des espèces en se basant sur des observations in-situ et sur tout un tas de variables environnementales comme la température, les précipitations, le type de sol etc. Avec ces informations, on peut donner une valeur d’habitabilité au territoire pour chacune des espèces et donc identifier les zones les plus intéressantes, par exemple, pour protéger un grand nombre d’espèces dans un minimum d’espace (hotspot de biodiversité) ou bien pour conserver spécifiquement les milieux intéressants pour les espèces rares/importantes. Je ne m’étale pas plus sur cet aspect car ce sera l’objet de la seconde partie de cette série d’articles, j’ai en effet passé une bonne partie de ma thèse à créer ce genre de modèles. Ce pilier permet donc de cartographier et d’identifier les milieux intéressants pour la survie des animaux et des plantes.

Le second pilier concerne les services écosystémiques. Il existe plusieurs manières, plus ou moins compliquées, pour modéliser leurs distributions et je ne m’attarderai pas sur les détails. En revanche, il faut avoir en tête que pour cartographier ces services, il est impératif d’avoir une donnée de base : la distribution des habitats. En effet, à chaque habitat sera associées des valeurs différentes pour le stockage du carbone, la survie des insectes pollinisateurs, la protection contre l’érosion etc. Par conséquent, avant de vouloir identifier son IE, il faut d’abord créer ce genre de données, ce qui n’est pas tout à fait évident lorsque l’on part de zéro. Un autre élément important à avoir en tête, les zones intéressantes pour la conservation des services écosystémiques dépendent… des services écosystémiques que l’on souhaite conserver, et la réflexion est loin d’être anodine. En effet, certains services écosystémiques, notamment de production de ressources, ont un effet très délétère sur la nature et donc leur conservation va avoir un effet contraire à ce que l’on souhaite. Pensez par exemple à l’agriculture intensive ou la production de bois, promouvoir ces services reviendrait à raser les forêts pour en récupérer le bois, et transformer le reste en zones agricoles, pour caricaturer. De plus, il est préférable de choisir un large panel de services écosystémiques pour éviter la sur-représentation de certains milieux. En effet, si vous ne vous basez que sur le stockage du carbone, vous n’allez favoriser que les forêts, si vous ne choisissez que la pollinisation, vous allez favoriser les prairies extensives etc. Enfin, les services écosystémiques sont plutôt difficiles à modéliser et nécessitent souvent beaucoup d’informations et de connaissances biologiques de terrain. Il est donc fondamental de s’entourer d’experts du domaine avant de se lancer.

Le troisième et dernier pilier concerne les connectivités structurelle et fonctionnelle du paysage. La connectivité structurelle correspond aux connexions physiques entre les habitats naturels et s’insère plus largement dans l’étude de la structure du paysage. Elle permet notamment d’identifier la fragmentation des milieux naturels ou encore la présence de zones nodales, c’est à dire de patchs d’habitat suffisamment larges pour s’émanciper des effets de bordure. En effet, les bords des habitats, comme les lisières des forêts, sont influencés par l’habitat voisin, et cela est d’autant plus marqué lorsque le milieux est urbain ou anthropique (cultures intensives par exemple) puisque les nuisances sonores, lumineuses ou olfactives sont particulièrement fortes. Ainsi, certains animaux ne vivront que dans ces zones nodales, loin de toutes perturbations. À l’inverse, certaines espèces de plantes vivent à l’intersection de deux habitats et ces lieux de transition peuvent aussi être intéressants à conserver. La connectivité fonctionnelle correspond à l’utilisation du paysage par les animaux et donc, leur capacité à se rendre d’un habitat à l’autre sans barrière écologique. Cette connectivité peut être extrêmement différente selon l’organisme et alors qu’une autoroute peut empêcher la circulation de mammifères ou d’amphibiens, elle n’a que peu d’effet sur le passage des oiseaux. La solution optimale pour l’étudier est donc de vérifier l’utilisation réelle du paysage par les animaux, par exemple en les marquant avec des colliers ou des puces GPS. Des modèles informatiques existent aussi mais sont moins performants. Ce dernier pilier a une importance majeure puisque la connectivité globale d’un territoire permet in fine la circulation des gènes entre les populations d’une même espèce, mais aussi la migration des animaux et des plantes pour suivre le climat qui leur est favorable dans un contexte de changement climatique.

Une fois les 3 piliers analysés et identifiés, il faut alors les regrouper et déterminer quelles zones intégrer à l’IE. Pour cela, nous préconisons l’utilisation de logiciel de priorisation qui permettent de trouver le meilleur compromis entre toutes les données en entrée. Ce type d’algorithme va attribuer une note à tous les pixels pour chacune des données utilisées et va ensuite sélectionner les meilleurs d’entre-eux tour à tour avec l’objectif de garder les zones importantes pour toutes les cartes. Un avantage de cette approche est sa flexibilité puisqu’il est possible de modifier le poids alloué à chacun des piliers ou bien de forcer le logiciel à considérer ou non certaines zones de l’étude, par exemple pour exclure les centres urbains ou forcer l’intégration des aires protégées. Ainsi, si l’on décide que la protection de des zones riches en espèces est plus importante que certains services écosystémiques, il est tout à fait possible de l’inclure dans l’analyse.

L’identification claire des 3 piliers est la première étape vers la cartographie de l’infrastructure écologique.

Conclusions

La méthode développée ici est un peu compliquée mais la prise en compte d’un maximum d’aspects de conservation de la nature permet de s’assurer que l’infrastructure écologique identifiée soit efficace et pertinente. Si l’on décide des zones à protéger en considérant peu de paramètres, ou uniquement ceux qui nous arrangent, on risque de passer à côté d’éléments importants et donc de perdre en efficacité, voire de complètement se méprendre sur les éléments à conserver. En revanche, faire un travail complet et exhaustif induit déjà d’avoir les connaissances, les capacités techniques et financières ainsi que les infrastructures pour permettre ce travail qui demandent l’utilisation de plusieurs logiciels pas tout à fait intuitifs à utiliser et pas toujours gratuits, du codage, ainsi que des analyses lourdes prenant parfois plusieurs jours à se réaliser. De plus, les données de base avec lesquelles sont construits les résultats intermédiaires sont souvent inexistantes dans la plupart des territoires. Un travail préliminaire est donc de lister et de créer toutes les données nécessaires.

Alors que de ne considérer que quelques éléments pour identifier son réseau de protection de la nature n’est clairement pas pertinent, cela ne veut pas dire qu’il est souhaitable de considérer un nombre infini de données. En effet, il y a compromis à trouver entre une méthodologie trop simpliste, peu représentative de la biodiversité et peu pertinente pour sa protection, et une méthodologie trop complexe, difficile à réaliser, à justifier, à expliquer, et trop gourmande en ressources. L’idéal est donc de représenter un peu tous les aspects liés aux 3 piliers sans pour autant intégrer des éléments trop redondants. Cette réflexion dépend évidemment du contexte et du pilier car il est sûrement plus intéressant de modéliser la distribution d’un maximum d’espèces afin d’avoir une idée de la distribution des « hotspots », mais pas forcément la connectivité d’animaux très similaires qui utiliseront les mêmes corridors. Comme tout concept lié à la conservation, l’infrastructure écologique est aussi politique et il est donc nécessaire de pouvoir expliquer clairement la démarche aux instances qui ont le pouvoir décisionnel. Il est donc important de trouver le juste compromis entre complexité de la méthodologie et faisabilité.

Ce travail serait impossible sans un suivi rigoureux de la biodiversité, une cartographie précise des milieux naturels ainsi qu’une connaissance aguerrie de son territoire. Le partage des données, des méthodes et des connaissances doit être davantage mis en avant et sortir des sphères purement scientifiques. En effet, la mise en place concrète d’une infrastructure écologique n’est pas qu’un exercice scientifique, il nécessite aussi et surtout la participation et le soutien des naturalistes de terrain qui ont les connaissances nécessaires pour vérifier la pertinence des résultats, ainsi que celle des sphères politique et décisionnelle sans lesquelles les financements n’existeraient pas et les applications seraient légalement impossibles.

Références

Honeck, E., Sanguet, A., Schlaepfer, M. A., Wyler, N., & Lehmann, A. (2020). Methods for identifying green infrastructure. SN Applied Sciences2, 1-25. https://doi.org/10.1007/s42452-020-03575-4

Sanguet, A., Price, M., Lehmann, A. & Wyler, N. (2022b). Distribution of plant diversity used for identifying the green infrastructure in Grand Genève in the context of global changes. PhD Thesis. 10.13097/archive-ouverte/unige:164478